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CHAVOUOT : UN DON POUR L’ÉTERNITÉ

La fête de Chavouot célèbre le don des Tables de la Loi, reçues par Moïse de D.ieu au pied du mont Sinaï. Cette année en France, la fête a lieu les 17 et 18 mai. Le ccan vous souhaite une très bonne fête de Chavouot !

 

« Je suis l’Éternel ton D.ieu qui t’ai sorti de la terre d’Égypte »

Première Table de la Loi, 1er Commandement

En France, et partout en Diaspora, la fête de Chavouot dure deux jours, commençant au coucher du soleil le 5 Sivan et dure jusqu’à la tombée de la nuit le 7 Sivan (les 17 et 18 mai 2021). En Israël, elle ne dure qu’un jour et s’achève à la tombée de la nuit le 6 Sivan.

Chavouot est le point culminant du décompte du Omer, les sept semaines qui séparent Pessah de Chavouot. Le mot « Chavouot » signifie « semaines », en raison des sept semaines d’expectative qui ont précédé le don de la Torah au Mont Sinaï.

Chavouot commémore donc le don des Tables de la Loi, reçues par Moïse de D.ieu au pied du mont Sinaï, après la libération des Israélites de l’esclavage en Égypte. Avec Chavouot, la marche vers la liberté s’achève et culmine avec le don de la Loi. Chavouot est la célébration du don incessant et renouvelé de la Torah au peuple juif.

Chavouot est aussi une fête agricole, Hag ha-Qatsir, qui célèbre le début de la saison de la moisson du blé. A cette occasion, il est coutume de lire le Livre de Ruth, qui rencontra Boaz à l’époque de la moisson en terre d’Israël, en cherchant dans les champs de quoi nourrir sa belle-mère Naomi. Plus tard, Ruth épousera Boaz et, quelques générations plus tard, déviendra l’arrière-grand-mère de David, roi d’Israël.

 

Le ccan vous propose la lecture de cet article de David Isaac Haziza, paru dans le magazine Tenoua en juin 2016 :

Shavouot-Ruth : Amour et justice dans le judaïsme

La fête probablement la plus ignorée du calendrier juif arrive : c’est Shavouot, pourtant l’une des trois Fêtes de pèlerinage, avec Pessah et Soukkot. Sa célébration, qui commémore le Don de la Loi au Sinaï et marque le temps des moissons, est prescrite dans la Torah, ce qui n’est pas le cas de Pourim et Hanouka : ces dernières, d’institution plus tardive, voire rabbinique, ont paradoxalement eu un meilleur destin à l’époque moderne que la très méconnue « Fête des Semaines ».

Une tradition bien établie est de lire, pendant l’office de Shavouot, l’un des « rouleaux » bibliques, le Livre de Ruth. Cette courte histoire est celle de l’arrière-grand-mère du roi David, une pauvre étrangère convertie à la foi d’Israël.

Noémie, sa belle-mère, est elle-même israélite. Elle vit du temps des Juges, avant l’instauration de la monarchie. Suivant son époux, elle s’est expatriée chez les Moabites, c’est-à-dire dans la Jordanie actuelle, où ses fils ont épousé des femmes de leur pays d’accueil. Ruth est l’une d’entre elles. Alors que Noémie se retrouve veuve et que ses fils sont morts prématurément, qu’elle s’apprête à rentrer en Israël, misérable, privée de tout, Ruth refuse de la laisser. Par trois fois elle la dissuade de l’accompagner mais la belle Moabite finit par lui répondre : « N’insiste pas pour que je t’abandonne et m’éloigne de toi. Oui, partout où tu iras, j’irai, où tu demeureras, je demeurerai, ton peuple est mon peuple, ton Dieu est mon Dieu. »[Les deux femmes vont ainsi en Israël, où par son audace, Ruth gagne le cœur de Boaz, un cousin éloigné de Noémie, qui peut exercer à l’égard de la convertie une espèce de lévirat : ils finissent par se marier et on apprend à la fin que de leur lignée sera David, roi d’Israël et ancêtre du Messie.

Face au don de la Torah, tous les Juifs sont des convertis

Pourquoi lire Ruth à Shavouot ? Plusieurs explications sont données. En un sens, face au don de la Torah, tous les Juifs sont des convertis. En nous exposant de façon simple, nue, la spiritualité et l’éthique d’une prosélyte, il s’agit de nous dire ce qui fonde l’être juif quand on en a ôté tous les oripeaux, raciaux, nationaux ou même « religieux ». Ton peuple est mon peuple, ton Dieu est mon Dieu : c’est à partir de l’appartenance au peuple que se construit le rapport à la transcendance. Soi-même, le prochain et l’autre : ce sont les trois cercles concentriques de l’éthique juive ; l’individu, puis le peuple et de là, Dieu : ce sont les trois cercles de notre vocation métaphysique. On part du concret, du proche, de l’appartenance, de la chair, de sa chair, ainsi qu’il est écrit dans Isaïe pour parler du devoir de charité et de justice : « ne te détourne pas de ta chair ».

Le peuple, les hommes d’abord, Dieu ensuite. Les hommes sont là, ils sont notre donné, ce à quoi on n’échappe pas ; Dieu est toujours à être, Il se constitue par la foi, les rites et le sens de la justice pratiqués par Israël. Les catégories de transcendance et d’immanence, d’intériorité et d’extériorité ne sont pas pertinentes pour rendre compte de ce que sont ce Dieu et le rapport que les Juifs ont à Lui. Pour ne rien dire en vérité, de la foi elle-même et de son contraire, l’athéisme. Le Juif fait Dieu plutôt qu’il ne croit en Lui, il entend Son appel : « Je serai », qui est comme une prière adressée par le Créateur à la créature, et il fait en sorte que ce Je serai soit. Il façonne la transcendance par les rites qu’il pratique et par l’amour de son prochain : Dieu est l’ombre de l’homme, non l’inverse. Cette formulation pourrait sembler extrême et blasphématoire : elle l’est peut-être, elle vient pourtant de la Bible et de la lecture qu’en fait la Tradition. « L’Éternel est ton ombre, près de ta droite », dit le Psalmiste[3]. La Kabbale comprend ce verset comme suit : Dieu est éveillé, façonné, « fait » par l’homme. Le haut reflète le bas : retournement de l’idéalisme platonicien que le regretté Charles Mopsik a largement étudié et commenté, notamment dans son livre sur Les rites qui font Dieu.

Voilà le secret de la parole de Ruth. « Dieu est Amour », disent certains. Ou Justice. Ou Paix. En fait, Dieu est l’amour que les hommes se portent, la justice qu’ils exercent, la paix qu’ils savent instaurer. Et cela s’expérimente d’abord dans la proximité de la famille, du voisinage, d’une amitié choisie, de son peuple, d’une relation amoureuse.

Le converti est un Juif en tout

Ruth nous dit aussi que cette proximité n’est pas raciale. Le peuple d’abord, l’amour d’Israël, oui, mais Israël n’est pas une race. Le peuple juif ne se résume pas à des déterminations biologiques : le converti est un Juif en tout et être juif, converti ou non (en ce sens aussi, nous sommes tous des convertis), c’est choisir de faire vivre par le souffle d’Abraham le sang qu’on a reçu ou que l’on s’apprête à transmettre. La chair n’est pas le sang, mot qui n’apparaît pas dans les textes pour qualifier notre identité. Le sang, la race, les gènes sont des données objectives et dépourvues de sens. La chair, elle, est au contraire l’adhésion d’un sujet à ces données que, d’une certaine manière, il a toujours à choisir. La situation métaphysique du converti n’est donc que le comble de l’être juif.

On perçoit mieux, dès lors, l’actualité de Ruth. Le Midrash l’a très bien compris, qui veut lire dans ce petit livre une louange du prosélyte, voire du prosélytisme. Le « parent » qui use de son droit de rachat et d’épousailles à l’égard de Ruth est appelé dans le texte goel, littéralement « sauveur » ou « libérateur ». Ce terme vient de la loi mosaïque et possède d’abord un sens strictement légal, je vais y revenir. Seulement, il peut aussi s’entendre comme faisant référence au salut apporté par Israël aux autres nations, par sa mission d’en extirper les étincelles de sainteté tout en se débarrassant de ses propres écorces de mal. Et cela passe par le fait de renoncer au vain orgueil du sang. Israël ne vaut que par sa mission : « s’il te rachète demain matin, tant mieux, mais s’il ne veut pas te racheter, c’est moi qui te rachèterai »], dit Boaz à Ruth au sujet de l’autre parent, anonyme, qui pourrait l’épouser ; demain matin, c’est l’ère messianique, commente le Midrash. Le destin de tout homme est d’être racheté dès lors qu’il sait répéter la profession de foi de Ruth.

Mais cette histoire est par ailleurs un drame de la justice. De la justice sociale et de la justice tout court. Les deux sont d’ailleurs liées : c’est l’État qui garantit la sécurité à la fois physique et sociale des individus qui le composent. Et sinon l’État au sens moderne du terme, du moins la communauté avec ses lois, ses institutions, ses magistrats et ses chefs, qui protègent à la fois les biens, les vies et les droits fondamentaux. Or tout commence dans cette histoire avec un mauvais juge, Élimélec, l’époux de Noémie. C’est le Midrash qui le voit ainsi : Ruth Rabba, suivi en cela par le Zohar, condamne en effet fermement l’attitude de ce leader qui a failli en quittant Israël au moment de la famine. « Malheur à la génération qui juge ses propres juges et malheur à la génération dont les juges auraient à être jugés ! », c’est-à-dire le juge qui « accepte les pots-de-vin » ou celui qui maltraite la veuve et l’orphelin, y compris par son indifférence à leur sort. « Lorsque la famine s’abattit les pauvres accoururent à lui, mais il détourna d’eux le regard et s’enfuit », dit le Zohar d’Élimélec

Ruth raconte, de façon réaliste, ce qui advient à de faibles humains lorsque les chefs agissent de la sorte. Et lorsque Dieu abandonne Ses créatures, ce qui est hélas leur lot commun. Dieu fuit, comme Élimélec, et Noémie perd ce qu’elle a, ses enfants, sa fortune, sa dignité. Ruth se retrouve à mendier : « Pourquoi me nommez-vous Noémie (« gracieuse » « heureuse ») quand l’Éternel m’a humiliée, que Shaddaï m’a fait du mal ?! » En ce sens, ce livre appartient sinon à un genre littéraire, du moins à un registre « philosophique » que l’on trouve dans la Bible, celui des textes qui questionnent et parfois attaquent la justice divine : Job, les Lamentations, certains Psaumes aussi. Les Sages l’ont très bien perçu. Par exemple, c’est au passage de son commentaire sur Ruth que le Zohar invoque Job et cherche à rendre justice au plus célèbre de tous les misérables. Le pauvre s’écrie face à l’Éternel : « Que m’as-tu donné ? Suis-je donc l’homme le plus méchant qui soit au monde ! Et il se querelle contre le Saint, béni soit-il. Heureux qui se soucie de son sort […]. En fait, quand le pauvre est dans l’affliction, il engage un combat contre l’en haut. Or celui qui fortifie la main du pauvre […], c’est avec le Saint, béni soit-Il, si l’on peut dire, qu’il fait la paix. » Réconcilier le misérable légitimement scandalisé, avec Dieu, voilà bien un moyen de faire Dieu.

Ce n’est pas un hasard non plus si Ruth Rabba profite d’une discussion de ce maître au sujet de Ruth, pour nous raconter la célèbre histoire d’Elisha ben Abuya. Qui était-il ? Un sage du judaïsme qui vécut au début de notre ère et qui perdit la foi parce qu’il avait été témoin de l’absence de justice sur terre : les justes et les innocents souffrent, tandis que les méchants prospèrent et meurent tranquillement dans leur lit à un âge avancé. La Tradition est unanime : Elisha était un grand maître, mais il pécha parce qu’il ne voulut pas voir que la vraie justice appartenait au monde à venir. Le monde à venir, qu’est-ce à dire ? « Tout Israël a part au monde à venir », enseigne fameusement le traité Sanhédrin, ce que R. Hayyim de Volozhyn commente ainsi : tout Israël a part à l’édification du monde à venir. La justice est du ressort des hommes : le monde est cassé, brisé dès l’origine, Dieu Lui-même est faible et disloqué, c’est aux hommes de réparer la brisure. Elisha avait raison sur le constat que le monde ne fonctionne pas, que Dieu S’est retiré, que les hommes souffrent injustement. Il n’avait pas vu que, détenteurs par là même du libre arbitre, ils pouvaient faire advenir Dieu sur terre.

Il n’est pas de justice sans amour, ni d’amour sans justice. L’une des lois de justice auxquelles notre petit livre fait référence est celle qui laisse aux pauvres le coin du champ et la « glanure », ce qui va d’ailleurs permettre à Ruth et à sa belle-mère de se nourrir. Or, nous apprenons grâce à la Mishna que ces lois bibliques ont un seuil minimal car si on laissait complètement leur application au bon vouloir des riches, ou même à leur « amour », il y aurait des personnes lésées : c’est le principe, disons, de la sécurité sociale, et l’on connaît bien des bonnes âmes (les « dames patronnesses » de Brel) qui se disent prêtes à donner au pauvre mais ne sont pas gênées, au contraire même, par la misère endémique de leur société.

Shavouot, fête de notre rapport sans cesse renouvelée à la Torah

En même temps, nous apprenons aussi qu’il n’y a pas de seuil maximal, ce qui permet à la charité de se déployer au-delà de ce que prescrit la loi, et que ce que l’on donne peut aussi varier au gré des circonstances : la loi est la loi mais elle a des exceptions et peut être outrepassée, corrigée par l’attention aux accidents de la vie, étendue ou restreinte. En d’autres termes, la justice et l’amour s’enracinent mutuellement l’un dans l’autre, chacun étant aussi la limite de l’autre. Et si la loi ne suffit pas en l’espèce, on ne peut pas non plus s’en dispenser.

Le nœud de l’histoire de Ruth consiste en la résolution d’une intrigue judiciaire qui a trait à cette dialectique. Noémie veut vendre un bien qui lui reste du temps de sa prospérité en Israël. En application d’un principe édicté dans le Lévitique, c’est aux plus proches parents que revient d’abord le droit, et le devoir, de racheter le bien d’un Israélite tombé dans la misère. « Si ton frère est ruiné et vend de son bien, que vienne son plus proche parent (goel) pour racheter ce qu’il a vendu. » Le lévirat était peut-être un cas particulier de geula, de « rédemption » ou de « rachat » (du mot goel justement, qui désigne celui à même de venir en aide à son parent) : de même que le bien, lopin de terre cultivable, est racheté pour que le pauvre puisse à nouveau subvenir à ses besoins – ou pour qu’il demeure dans la famille –, de même la veuve est épousée par son beau-frère pour qu’elle n’ait pas, incapable de se remarier, à se vendre comme esclave ou à se prostituer. Dans Ruth, il ne s’agit pas vraiment d’un lévirat mais il y a deux parents qui sont pour ainsi dire en concurrence pour racheter le bien de Noémie, le vieux Boaz et un plus proche qui a la priorité… mais qui ne veut pas épouser Ruth, ce qui semble faire partie du « contrat » et assurerait à cette dernière une subsistance.

Et pourquoi ne le veut-il pas ? Le Midrash l’explique bien : l’homme a craint d’épouser une Moabite, une étrangère, qui plus est maudite et, croit-il, interdite de par la Torah d’entrer dans l’Assemblée d’Israël. Bigoterie et racisme guident donc son refus, qui va lui faire renoncer en même temps à racheter le bien de Noémie. C’est que la Loi mosaïque interdisait en effet le contact avec les Moabites.[ Seulement, la Tradition nous apprend qu’une nouvelle loi avait été promulguée, sans doute eu égard au mérite exceptionnel de Ruth, qui levait cette interdiction quant aux femmes de Moab ! Et ce parent l’ignorait, mêlant la superstition au respect étroit de l’Écriture : « Je ne prendrai pas le risque d’introduire une tare de ce genre qui pèserait sur ma descendance », se dit-il. renonce du coup à ce qui est non seulement l’esprit mais surtout la lettre de la loi, à savoir le devoir de rachat et, plus largement, la tsedaka. C’est Boaz qui va s’en charger, contredisant la Loi en son nom même.

« Il est temps d’agir pour l’Éternel, on a violé Ta Torah »[. Ce verset est invoqué par la Tradition pour annoncer une entorse aux règles de la Loi au nom d’une nécessité légale plus haute. Par exemple, il a pu être cité par certains pour dénoncer l’homophobie qui prétend certes appliquer le Lévitique mais entre en conflit avec d’autres principes divins comme celui de l’amour du prochain, pour ne rien dire de la circonspection face aux règles si complexes et parfois difficilement lisibles, de nos textes. Il semble pourtant, si l’on songe à des déclarations récentes, à la fois blessantes et dangereuses, sur la « réaction radicale » à avoir face aux homosexuels, qu’on peut avoir été Grand Rabbin de France et ne pas y être sensible.

Il y a parfois des « moments d’agir », quitte à renverser ce qui nous apparaît comme fondamental pour, en fait, sauver l’essentiel. Il y a parfois à laisser la cendre pour la flamme. C’est ce qu’il s’est passé pour Ruth, la prosélyte exemplaire, et c’est ce que le quidam rival de Boaz n’a pas su voir. Depuis que la Loi a été donnée aux hommes, elle n’est plus au Ciel : on comprend aussi, dès lors, l’intérêt de lire Ruth à Shavouot, fête de notre rapport sans cesse renouvelée à la Torah. Rapport qui nous enseigne que Dieu est l’ombre de l’homme, qu’Il est ce que l’homme fait : dans la Kabbale, dès le Zohar et sans doute même avant, « il est temps d’agir pour l’Éternel » a aussi été compris, et ça n’est pas pour rien, d’une manière bien plus « radicale » à laquelle j’ai déjà fait allusion : « il est temps de faire l’Éternel ». De Le faire être par l’exercice conjoint de notre liberté et de notre respect de la Tradition. C’est de cette audace, toute digne de la Moabite qui se faufila à la nuit tombée près du lit du vieux Boaz, de cette audace plutôt que d’une crainte bornée et soumise, que s’enfantera le Monde à Venir.

 

 

 

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